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Heureux à tout prix : Pourquoi les Français ne sont-ils pas dans le coup ?

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Économiste et professeur à l’université Paris-Sorbonne et à l’École d’économie de Paris, Claudia Senik est spécialisée dans le domaine du bien-être et de l’économie comportementale. 

Son ouvrage “L’Économie du bonheur” est paru aux éditions du Seuil en octobre 2014. Nous l’avons interrogée sur l’aptitude des Français au bonheur car malgré des niveaux de vie élevés, la France montre une certaine inaptitude au bonheur. Bien-être et croissance sont-ils liés ?

Le bonheur est subjectif, on le ressent ou pas. Comment peut-il devenir un indicateur économique ?

La méthode consiste à mettre en relation du subjectif et de l’objectif ; on demande aux gens d’évaluer par une note leur bonheur, leur satisfaction dans la vie, vis-à-vis de leurs institutions, etc. On récolte aussi des données objectives sur le revenu, la profession, la situation maritale ou le niveau d’éducation.

L’originalité de ce type d’enquête, c’est que les individus eux-mêmes quantifient ; à aucun moment on ne présuppose ce que le bonheur devrait être, chacun en ayant sa propre conception. Loin d’être prescriptive, cette approche est très libre. De là, les économistes cherchent à savoir s’il existe des fondements économiques au bonheur, des leviers pour que les gens se sentent plus heureux.
Née dans les années 70, et d’abord marginale, cette méthode s’est imposée depuis les années 90. Impalpables, puisque liées au ressenti des gens, ces données sur le bonheur sont en fait très corrélées avec la structure sociale. Elles peuvent aider à la prise de décision politique.

Bonheur et croissance sont-ils liés ?

C’est la grande question. Pionnier dans le domaine, l’économiste américain Richard Easterlin pensait que la croissance ne permettait pas d’augmenter durablement le bonheur des populations, après avoir observé que le bonheur moyen des Américains n’avait pas tellement pro­gressé entre les années 40 et 70, malgré une très forte croissance.

Mais, à mon sens, la découverte d’Easterlin est en partie trompeuse ; elle est d’ailleurs l’objet d’une vive controverse. Ainsi, lorsque l’on zoome sur des périodes plus courtes, on voit que le bonheur est très sensible à la conjoncture économique.

A la différence du courant décroissant, qui prône une forme de pauvreté heureuse, je crois qu’on est toujours plus heureux quand la croissance est là : elle crée plus d’opportunités, de possibilités de se projeter dans l’avenir.

Bien entendu, le PIB ne dit pas tout, puisqu’il ne mesure que la création de richesses marchandes, alors que de nombreuses activités non marchandes ont de la valeur. Ainsi le Bhoutan, pays situé entre la Chine et l’Inde, a-t-il en 1972 remplacé le PIB par le BNB, le « bonheur national brut ». Et le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, remis en 2009 au président Sarkozy, recommandait d’aller au-delà du revenu national et d’inclure le bien-être subjectif.

La France est un cas selon vous : PIB par habitant élevé mais déficit de satisfaction. Les Français seraient-ils inaptes au bonheur ?

Les Français se disent beaucoup moins heureux que ce que laisseraient prédire leurs conditions de vie objectives. Comme si, à l’échelle européenne, le seul fait de vivre en France réduisait de 20 % la probabilité de se déclarer très heureux. C’est saisissant !

Inversement, les habitants des pays d’Amérique latine se disent très satisfaits alors que leurs conditions de vie sont difficiles. Le bonheur a aussi une dimension culturelle, et, en France, le rapport à l’Histoire, au passé et à l’avenir est problématique : on veut protéger l’existant, une France éternelle et immuable, au détriment de l’innovation, de l’avenir.

On utilise même des expressions négatives comme « imbécile heureux », « optimisme béat » ! Les Français sont pris dans la spirale d’un pessimisme autoréalisateur : « à force d’écrire des choses horribles, elles finissent par arriver », comme le dit Michel Simon dans Drôle de drame !

Les Français ont aussi un niveau d’exigence très élevé, une vision du bonheur tellement idéaliste, utopiste, que ­cela les fait souffrir. Telle est la grande différence entre le Danemark et la France, situés aux deux extrémités du spectre: les Danois ont des aspirations réalistes, on leur inculque une morale de la responsabilité individuelle – c’est à eux de se débrouiller pour contribuer au bien commun. Les Français ont un idéal de société très fort, mais cet idéal, irréel, irréaliste, les rend en fait malheureux.

Notes :

L’Économie du bonheur“, de Claudia Senik, éd. du Seuil, 128 p., 11,80 €.

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